Kyiv, Selydové (Ukraine).– En mai et en juillet 2024, je me suis rendu à Selydové, une petite ville dans la région de Donetsk où combat une unité de volontaires bélarusses rattachée à la 79e brigade d’assaut ukrainienne. Ils sont une quarantaine à avoir pris les armes pour défendre la ville de Pokrovsk, devenue depuis peu l’objectif prioritaire de Vladimir Poutine selon Zelensky. Depuis la perte de Marïnka en décembre 2023, les forces ukrainiennes ne cessent de céder du terrain et en cette fin du mois de juillet, les Russes sont à dix kilomètres de Selydové, l’une des dernières petites villes avant Pokrovsk.
Un peu partout en Ukraine, les Bélarusses ont créé des unités militaires, dont la plus importante, le régiment Kalinowski, est composé d’au moins 2 000 personnes. Mais il est impossible de chiffrer avec exactitude le nombre de combattant·es. C’est le secret de la résistance. Parmi ces volontaires, se mélangent des anarchistes, des néofascistes, des nationalistes et un nombre considérable de personnes qui ne s’intéressent aucunement aux clivages idéologiques.
En dépit de ces différences politiques, ces unités nourrissent le rêve fou de libérer un jour le Bélarus de la dictature de Loukachenko après avoir combattu en Ukraine. Ces volontaires bélarusses, qui s’efforcent surtout de dépasser l’amertume du soulèvement avorté dans leur pays, seraient aussi confronté·es à un présent funeste si jamais la guerre en Ukraine se terminait par un accord de paix peu favorable à Kyiv.
En 2020 au Bélarus, le soulèvement après l’élection présidentielle d’août avait été largement pacifiste. Toutefois, quelques groupes ont affronté la police. Pour l’essentiel, il s’agissait d’ultras, des supporters de football antifascistes du club de Minsk, Partizan, alliés pour l’occasion à leurs ennemis d’extrême droite du Dynamo, l’autre club de la ville. Beaucoup de combattants que je retrouve proviennent de ces milieux. Ils ont désormais l’expérience d’une tout autre violence : celle de la guerre.
Dans le bataillon de « l’Immortel » À Kyiv, je rencontre un des leaders d’extrême droite des ultras du Dynamo Minsk. Il se fait appeler « l’Immortel ». En première ligne lors des soulèvements de 2020, il s’est engagé dans la défense ukrainienne dès les premiers jours de la guerre. L’Immortel a acquis une certaine notoriété publique grâce au partage de son expérience de la guerre sur les réseaux sociaux. Sûr de lui et doté d’un certain charisme, il se donne l’air de quelqu’un d’important. Sa volonté est ferme. Il agit avec méthode et prudence. Rapidement, il s’est retrouvé à commander les unités bélarusses sur le front du Donbass. Depuis quelques semaines, il a créé sa propre unité bélarusse au sein de la Légion étrangère.
Les antifascistes, activistes d’extrême droite et indécis se mélangent. Leurs rivalités antérieures sont suspendues. Charly, un anarchiste bélarusse, a voulu les rejoindre. Le jour de son entretien de recrutement, avec son sens habituel de la provocation, il portait fièrement un tee-shirt à l’effigie des antifascistes. Si l’Immortel et ses acolytes, tous acquis aux idées d’extrême droite, ont tiqué dans un premier temps face à une telle insolence, ils ont laissé passer.
« Tout s’est bien passé, tout le monde s’est bien comporté avec moi. Ils m’ont simplement demandé de ne plus porter des tee-shirts pareils, s’amuse Charly. Ils ont dit que je devais bien comprendre qu’ils étaient des supporters, des ultras du Dynamo Minsk. Moi, je leur ai répondu : “Je suis un antifa, quel est le problème ?” On fait tous le même travail en Ukraine. On ne s’est pas bagarrés. Il n’y a même pas eu de regards chelous. Maintenant, quand on se parle, on se dit “frérot”, c’est te dire que tout va bien. Parfois, on se vanne mais il n’y a jamais d’agression. »
L’extrême droite ne fait pas seulement partie du paysage comme s’il s’agissait d’une force politique parmi d’autres. Elle occupe une place forte. Sa réputation est toute faite. Ses membres ont un solide courage et une organisation rigoureuse. Ils bénéficient d’une tolérance ou d’un soutien moral en raison de leurs engagements visibles dans les combats les plus durs.
À Kourakhové et Selyové, les combattants bélarusses se dispersent dans différentes maisons pour éviter un carnage collectif. Ces volontaires n’ont rien des mercenaires valeureux, organisés, loyaux et prêts à tous les sacrifices. Ils sont un peu bancals, aléatoires, passionnés mais inconstants. Tilt, ancien caporal de cette petite unité, les surnommait « mes adolescents ».
Charly, « l’anarchiste un peu zinzin surtout quand il a bu », côtoie Arthur, qui s’est tiré une balle dans le pied pour obtenir une permission et rejoindre sa petite amie à Kyiv, et Natacha, la plus sérieuse et la plus méprisante vis-à-vis des grandes idées et des motifs héroïques. « Je veux tuer ces enculés d’“orques” [mot utilisé pour désigner les envahisseurs russes – ndlr], c’est tout », répète-t-elle à l’envi. D’autres s’absentent pour quelques jours, toujours pour voir leurs petites amies.
Yan, un médecin du front, est presque toujours ivre et mélancolique. « Je ne suis pas ici pour tuer, je suis venu pour soigner », dit-il la voix fatiguée par l’alcool. Lorsqu’il est sobre, il passe ses journées à ramasser des corps et à soigner des dizaines de blessés. Les addictions sont nombreuses pour supporter le sinistre quotidien. Peut-on l’affronter lucide ?
Quand ils ne sont pas en mission, ils traînent dans leur lit, téléphone en main, épuisent les réseaux sociaux et probablement les sites pornos. Régulièrement, ils prennent la marijuana par inhalation. Ils l’assurent, c’est plus efficace et plus économique.
Les histoires d’amour sont nombreuses. Elles sont des temps de respiration dans un présent sinistre. Sergeï, un droniste de l’unité, se soucie de sa vie amoureuse presque comme de la guerre. C’est un combattant sérieux qui ne se livre à aucun excès. Sa vie est ordonnée et sans trop de passions. Il est le point d’équilibre, le genre de personnes sans éclat mais toujours fidèle à sa parole. Il lui faut peu pour être saisi.
À Kyiv, je l’accompagne au milieu d’autres personnes à son premier « date » avec Dasha, une volontaire ukrainienne. Petite et frêle, elle dégage une énergie incroyable. En elle, brille une candeur profonde. Elle aime le mouvement. Son visage lumineux et décidé témoigne de la vie qui coule en elle. Depuis le début de la guerre, elle emploie son énergie à récolter des fonds et à acheter du matériel pour l’armée. Sa motivation n’est pas usée.
Sergeï est saisi par autant de vie. Il n’a rien d’un séducteur. La confiance lui manque et sa timidité retient ses élans. Le second soir, il parvient à s’approcher de Dasha. Ils conversent, se découvrent. Il la traite avec galanterie, veillant à chacun de ses gestes. Il lui manifeste une attention exaltée bien que silencieuse. Le troisième soir, s’apercevant qu’elle lui porte quelque intérêt, il lui livre ses sentiments. Ils se l’assurent, l’amour est déjà là et promis à un futur. Trois jours plus tard, Sergeï retourne sur le front. Leurs yeux sont déjà mouillés par l’absence qui vient. Les sentiments naissent plus vite que la vie.
Malgré leurs caractères parfois incertains, ces hommes et ces femmes combattent dans des zones particulièrement difficiles. Depuis des mois, les combats sont longs et intenses. Les dronistes occupent une place importante. Les drones kamikazes sont quotidiennement utilisés, au point que l’artillerie devient secondaire. La bombe est fixée sous l’engin léger. Dans le meilleur des cas, le drone peut naviguer jusqu’à sept kilomètres. La plupart sont perdus à cause de l’utilisation massive de mesures antidrones par les Russes. Soudainement, l’écran de contrôle devient noir, l’engin est perdu.
L’utilisation massive des drones modifie les rapports avec l’ennemi. Ce dernier est visible en miniature sur l’écran. C’est une mort à la fois visible et abstraite. C’est plus facile de tuer ainsi. Je ne suis pas certain qu’ils aient besoin de cette « distance morale » pour tuer. Ils n’ont pas beaucoup de peine à le faire.
Andreï, un combattant de 52 ans, explique clairement : « Tu peux demander à n’importe qui, tout le monde te dira la même chose. C’est facile de tuer parce qu’on ne tue pas des humains mais des “orques”, des animaux. Tout le monde te répétera la même chose : c’est une procédure sanitaire. »
Ces paroles violentes de déshumanisation sont un processus classique des guerres qui s’étalent dans le temps. La haine l’emporte sur la lucidité. Les massacres d’Irpin et de Boutcha aux mois de février et mars 2023 ont produit un effet de bascule. Les Bélarusses sont les premiers combattants à entrer dans la ville. Leurs récits sont unanimes. À peine arrivés dans la guerre, ils accèdent à la monstruosité dont sont capables les hommes.
Écrasé par les émotions encore vivantes, un combattant d’une trentaine d’années, qui se dit « évangélique et sauvé onze fois par la grâce de Dieu », peine à témoigner : « J’étais chargé de déterrer les corps pour que l’équipe médicale puisse procéder aux identifications. Je tombe sur une gamine de onze ans, tuée à bout portant, une balle dans la nuque. Je la conduis à notre médecin légiste. Je m’en souviens parce que le type avait arrêté de fumer depuis huit ans. Il en tirait une grande fierté. Il l’examine. Au bout de quelques minutes, il demande une cigarette. Il nous annonce que la jeune fille a été violée à plusieurs reprises. Depuis ce jour, mon attitude envers les Russes a changé drastiquement. Je veux les tuer tous. Quand nous sommes rentrés à Kyiv, on a bu. On a bu tellement qu’on vomissait, mais on ne pouvait pas arrêter de boire. Tout le monde nous laissait faire parce qu’ils savaient d’où on revenait. »
Ces combattants sont usés et ravagés par les horreurs dont ils ont été témoins. Paradoxalement, la vie dans la guerre est parfois plus simple. Chacun est libéré de la tâche de bâtir et de supporter les platitudes de la vie quotidienne. L’attente, une constante de la guerre, a ses justifications et ses raisons. Le désœuvrement est excusé. Chacun est aussi précipité dans un pur présent où les décisions ne sont pas le fait de soi. Elles émanent toujours d’un commandement plus ou moins clair et lucide sur la réalité du terrain.
Toutes les unités bélarusses se plaignent de ne recevoir que par petits bouts les armes dont elles ont besoin. Les suspicions de corruption sont nombreuses. C’est une constante de la guerre. Les dépenses sont faramineuses, les résultats incertains, les soupçons omniprésents.
Certains pressentent la fin de la guerre, le temps que chacun se réarme et recompose ses forces. Lorsque ces volontaires bélarusses tourneront la page de la guerre à laquelle personne ne les oblige, ils feront l’expérience du désœuvrement et de l’insignifiance sociale. Ces « héros ordinaires » seront traités sans gloire. Pour beaucoup, il leur sera difficile de penser un avenir en dehors de la lutte armée et des passions exaltées. L’après-guerre prépare ses nouveaux bagnes et ravages.
La résistance française comptait des communistes et des royalistes. Certains se battent pour libérer la mère patrie, d’autres se battent contre le fascisme, mais quand l’ennemi est le même, les liens d’opportunité se font et s’approfondissent à chaque bataille commune. Après la guerre, une forme de respect entre ancien combattant, ancien résistant existait, mais ça n’en a pas fait un bloc uni pour autant.
Ce n’est pas le propos de l’article je pense. Au contraire même.